Édito | Mixer les carottes et aussi les méthodes…

En 1983, le reposoir Medline ne présentait que 503 travaux faisant référence à une mixed-method. Trente ans plus tard et sur une seule année pleine, c’est 27 173 articles qui font référence à cette méthodologie. Plus de 50 fois plus. Cela ne ressemble-t-il pas à une épidémie ?

Je dois dire ma réticence au sujet des effets de mode et de plus ma tendance à faire davantage confiance aux approches quantitatives. C’est ainsi. J’avais vaguement entendu les débats dans le monde de la recherche en sciences humaines entre les tenants de la qualité et ceux – plus rares – qui privilégiaient la quantité : ils semblaient irréconciliables. Mais mes lectures estivales me conduisent à m’interroger sur la pertinence possible, pour ce qui concerne la recherche sur la sécurité des soins, d’un ensemble de méthodes assez innovantes qui combine « la collecte ou l’analyse de données quantitatives et qualitatives dans une seule étude dans laquelle les données sont collectées simultanément ou séquentiellement, se voient accorder une priorité et impliquent l’intégration à un ou plusieurs stades du processus de recherche » (Creswell 20031, cité par Nagels 20222).

Une méthodologie en développement

Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas d’un simple abus de langage, d’un salmigondis mélangeant des données issues de travaux disparates et sans cohésion. Les méthodes associant les approches quantitatives et qualitatives ont déjà un certain passé que d’ailleurs certains font remonter à Frédéric Le Play qui, en 1855, réalisa une première approche de ce type lors de son étude sur Les ouvriers européens3. Par la suite, elles se développèrent – lentement – en sciences sociales, en sciences de l’éducation et quelquefois de la santé, tout en étant formellement contestées par certains. Il est vrai que ce n’est pas simple : dans notre domaine, l’approche qualitative est principalement orientée vers l’analyse subjective du vécu des patients, soignants et autres acteurs, et de leurs interactions mutuelles et avec leur environnement (équipe, organisation, matériel…) tandis que l’analyse quantitative (descriptive ou expérimentale et, dans ce cas, randomisée et en double aveugle) apporte des connaissances objectives sur les faits eux-mêmes, et sur les relations entre telles causes (situation à risques, méthodes prise en charge…) et tels effets. Le mixage est délicat. Mais on peut penser qu’il représente une réponse à l’enjeu de base de la recherche appliquée : par une compréhension avancée des problématiques complexes qui sont l’objet de la recherche, orienter vers les décisions les plus utiles les concernant. Or la recherche sur la sécurité des soins n’a qu’un objectif : améliorer les choses !

De ce fait pourquoi ne pas expérimenter, suivre ce courant novateur et mixer les méthodes lorsque cela est possible et pertinent pour appréhender mieux la complexité du soin en utilisant des méthodes et des outils complémentaires. Cela demande un effort de formation et notre revue devrait y contribuer comme les méthodologistes qui peuplent nos structures de référence.

Soulignons seulement quelques principes

D’abord il s’agit de recherche, motivée par l’acceptation ou le rejet d’une hypothèse formalisée. Associer dans une publication des données qualitatives et quantitatives – même complémentaires – ne suffit pas à qualifier une méthode mixte. L’ensemble des approches – interdisciplinaires et complémentaires – et l’ensemble des variables étudiées doivent explorer rigoureusement l’hypothèse initiale commune selon un déroulement et des interactions logiques.

Ensuite les choix du design et des modalités d’intégration des données et des résultats doivent être explicites et présentés dans le compte rendu de recherche. Plusieurs designs ou structures de recherche sont proposés2. Le premier est un déroulement parallèle et indépendant des approches quantitatives et qualitatives, l’interprétation des résultats intégrant les résultats. Le second est un déroulement successif, l’approche quantitative étant privilégiée et le qualitatif, secondaire, apportant des informations supplémentaires. Le troisième fonctionne dans l’autre sens : fort des résultats de l’enquête qualitative initiale, une approche quantitative complémentaire « va chercher à (les) généraliser auprès d’un grand nombre de personnes »2. Enfin un séquençage construit d’étapes quantitatives et qualitatives permettra d’affiner progressivement la compréhension de la problématique étudiée, ceci devant aussi prendre en compte les contradictions paradoxales possibles entre les résultats pour générer de nouvelles hypothèses.

Un exemple simple et très récent

Une équipe d’Ann Arbor (Michigan) a cherché à analyser les facteurs associés à la prévention des infections urinaires acquises dans leurs établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad)4. Voici un extrait du résumé : « Des représentants de 51 Ehpad ont répondu à l’enquête et des entretiens ont été menés avec 13 participants de 7 Ehpad. Les « préventionnistes »5 avaient une expérience limitée et/ou des rôles accessoires, et dans 36,7% des Ehpad n’avaient pas reçu de formation spécifique en matière de prévention des infections. Leur turn-over rapide a souvent été mentionné au cours des entretiens. La plupart des établissements connaissaient leurs taux d’infections urinaires et ont déclaré utiliser des pratiques de prévention, telles que l’hydratation (85,7%) ou l’arrêt du cathéter à l’initiative de l’infirmière (65,3%). Les personnes interrogées lors des entretiens qualitatifs ont confirmé l’utilisation de ces pratiques mais ont exprimé des préoccupations supplémentaires concernant l’utilisation excessive des analyses d’urine et des antibiotiques. Bien que 84% des patients aient utilisé des feuilles de transfert pour communiquer sur les infections, les informations reçues ont été qualifiées de sous-optimales. »

On comprend l’intérêt de mettre en relation – sur des points définis – les informations issues d’enquêtes quantitatives et d’entretiens individuels, si l’ensemble est harmonieux et utilise les informations de façon coordonnée. Alors ne mixons pas que des carottes… mais avec prudence.

Notes :

1- Professeur en psychologie de l’éducation à l’université du Nebraska-Lincoln.
2- Nagels M. Les méthodes mixtes, une perspective pragmatique en recherche. In: Albero B et Thievenaz J (ed.) Traité de méthodologie de la recherche en sciences de l’éducation et de la formation. Enquêter dans les métiers de l’humain. Dijon: Éditions Raison et passions, 2022. 1700 p.
3- Le Play F. Les Ouvriers européens. Études sur les travaux, la vie domestique et la condition morale des populations ouvrières de l’Europe, précédée d’un exposé de la méthode d’observations, Paris : Imprimerie impériale, 1855.
4- Jones KM, Krein SL, Mantey J, et al. Characterizing infection prevention programs and urinary tract infection prevention practices in nursing homes: A mixed-methods study. Infect Control Hosp Epidemiol 2023;17:1-8. Doi: 10.1017/ice.2023.127. 4.
5- Il s’agit ici de correspondants d’hygiène.